Actu france: batailles d’eau pour Songkran, le Nouvel An bouddhiste

De notre correspondant à Bangkok,

Sur le parvis de CentralwOrld, complexe commercial en plein cœur de Bangkok, trône un sapin de Noël haut de 35 mètres. En ce mois de décembre, la capitale thaïlandaise de 10 millions d’habitants s’apprête à célébrer les fêtes de fin d’année. Depuis le pont piéton qui enjambe l’avenue parallèle à ce « Time Square de la Thaïlande », on aperçoit un panneau, suspendu au métro aérien, sur lequel est écrit : « Bonne année 2024 à Ratchaprasong », du nom de l’intersection ultra-fréquentée de l’insatiable mégalopole asiatique. C’est dans cette zone animée que des milliers de personnes se rassemblent tous les 31 décembre au soir, pour lancer le compte à rebours vers la nouvelle année et contempler le feu d’artifice du réveillon de la Saint-Sylvestre.

Harish Klongprakit y a participé plusieurs fois. « C’est massif, chaque année, il ya de plus en plus de monde », indique le jeune homme de 20 ans. Cette popularité croissante, il l’analyse comme « une influence culturelle occidentale de plus en plus prégnante » en Thaïlande, surtout à Bangkok, cosmopolite et plus développée que le reste du royaume de 70 millions d’habitants. « Nous n’avons pas de tradition familiale à Noël, mais tout est prétexte pour faire la fête »s’amuse-t-il.

Un rôle prépondérant

La Thaïlande, une monarchie constitutionnelle qui a pour concevoir « Nation, Religion, Roi », est un État séculier. Mais le bouddhisme, dont plus de 90% des Thaïlandais se revendiquent, tient en réalité un rôle prépondérant au sein de la société. Ainsi, le pays célèbre le Nouvel An bouddhique, qui aura lieu l’an prochain du 13 au 15 avril 2024. « Dans de nombreux pays d’Asie du Sud-Est, tels que le Myanmar, la Thaïlande, le Laos et le Cambodge, l’arrivée du printemps marque également le début de la nouvelle année », explique Andrew Alan Johnson, professeur à l’université de Stockholm, dans un article de La conversation dédié à Songkran, le nom donné en thaïlandais au festival qui célèbre ce Nouvel An.

Mot d’origine sanskrit, Songkran désigne le passage vers le soleil. « Les dates marquent la période pendant laquelle [il] quitte la constellation des Poissons et entre dans celle du Bélier », note ce spécialiste de la culture et de la religion thaïlandaises. La première année du calendrier bouddhique correspond au parinirvâna du Bouddha, établi en 543 av. J.-C. L’année 2024 du calendrier grégorien équivaut donc à l’année 2567 (2024+543) du calendrier bouddhique, lequel débute en avril. Mais la Thaïlande associe deux systèmes : le calendrier solaire et le calendrier lunaire. De fait, les jours et les mois correspondent exactement au calendrier grégorien, tandis que l’ère bouddhiste régit la numérotation des années. Concrètement : dès le 1er janvier 2024, les documents officiels seront datés de l’année 2567.

Batailles aquatiques

Dans tous les cas, Songkran est un événement majeur. À tel point que le festival vient d’être inscrit par l’UNESCO sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Pendant ces trois jours d’avril, le pays se transforme en un gigantesque champ de bataille d’eau. Un peu avant, de nombreuses échoppes de quartiers commencent à proposer des pistolets à eau en plastique bon marché. En ville ou à la campagne, jeunes et moins jeunes sortent dans les rues pour s’asperger d’eau glacée les uns les autres à une période de l’année où la chaleur de la saison sèche est particulièrement insupportable.

C’est aussi un moment où les hiérarchies de classes et de générations, très prononcées au sein d’une société thaïlandaise des plus inégalitaires, s’estompent le temps des batailles aquatiques. Cette année, Prayut Chan-o-cha, qui était alors Premier ministre depuis son coup d’État en 2014, s’est rendu à Khao San Road, artère piétonne connue des fêtards de Bangkok, où l’ex-général putschiste s’ est fait arroser en pleine figure : les images ont fait sourire. Comme d’autres dizaines de milliers de personnes pour l’occasion, Harish Klongprakit est aussi passé par là, slalomant la foule entassée dans de cette rue de la soif.

Mais avant d’être une grande fête populaire et une attraction touristique, Songkran incarne des traditions familiales. Tôt le matin, des familles ont coutume de se rendre dans les temples bouddhistes (wat), où elles déposent des offrandes, font des dons et écoutent les sermons des moines. Les visiteurs aspergent d’eau lustrale ou parfumée les statues de Bouddha. De la même manière que les jeunes thaïlandais accomplissent le rituel de « Rod Nam Dum Hua », qui consiste à se prosterner et déverser de l’eau dans les paumes (éventuellement sur les pieds) de leurs aînés en signe de respect et recevoir leurs bénédictions. pour l’année à venir.

Des pratiques traditionnelles moins répandues

Apichaya Pothong passe au moins un jour avec ses parents. « Ces dernières années, Songkran est plus une période où je sors, avec mon frère et ses amis, qu’un moment de réunion traditionnelle », témoigne la jeune femme de 20 ans. Petite, elle rend visite à ses grands-parents dans la maison familiale à 200 km de la capitale. Parfois, elle accompagnait même sa nourrice qui retournait voir sa famille à Nakhon Phanom, dans le Nord-Est, vaste région rurale de la Thaïlande, nommée l’Isan. « On priait au temple, avant de s’amuser avec les locaux qui cuisinaient un grand festin que l’on partageait tous ensemble. Je participe aussi au concours de beauté « Miss Songkran » avec les autres filles du coin », se souvient-elle. En grandissant, ces célébrations traditionnelles sont pour elle devenues de moins en moins courantes.

« Les pratiques de Songkran ne sont plus aussi répandues qu’avant », observe Prakirati Satasut, anthropologue et professeur à l’université Thammasat. Ce chercheur note une distinction entre urbains et ruraux : « Pour les classes moyennes et supérieures, de Bangkok notamment, c’est le moment de faire la fête. Alors que pour de nombreux travailleurs issus de la classe ouvrière ayant émigré en ville, c’est le moment de revoir leur famille qu’ils n’ont pas vue depuis longtemps. »

Patamaphorn Namket travaille dans l’hôtellerie à Bangkok. Elle n’a jamais connu le vacarme de la capitale durant Songkran, préférant rentrer chez elle à Udon Ratchathani, une autre province de l’Isan, frontalière du Cambodge. « Toute la famille, même ceux qui vivent à l’étranger, comme ma cousine installée en France, revient au village. C’est le moment le plus important de l’année », confie la jeune femme de 23 ans. Plus le temps passe, plus elle est envoyée connectée aux traditions thaïlandaises. « Cette période est crucialeajoute l’anthropologue Prakirati Satasut, c’est là que les relations sociales entre les différents membres de la famille sont régénérées, que les liens sont rétablis et s’approfondissent ».