« François, quelle surprise de te voir ici ! » Un beau jour, Guillaume tombe nez à nez avec un ancien camarade de lycée dans un restaurant indien. En terminale, ils faisaient partie du même groupe d’amis. Mais les années ont passé et les liens se sont peu à peu distendus, tous deux ayant suivi des études différentes. Ravis de ces retrouvailles inattendues, François et Guillaume prennent des nouvelles l’un de l’autre. « On devrait se revoir bientôt », lance Guillaume en le quittant. La semaine suivante, il lui propose par message de le rejoindre pour une soirée bowling. François décline. Et ne répondra pas aux invitations suivantes.

« J’ai longtemps cru que nous étions des amis proches. Mais, en réalité, notre lien était surtout contextuel : il tenait au fait qu’on appartenait au même cercle, analyse aujourd’hui Guillaume. Maintenant que ce groupe s’est effiloché, il est encore content d’échanger quelques mots avec moi dans la rue ou sur Messenger, mais il ne voit plus l’intérêt qu’on se retrouve “en vrai”, intentionnellement. »

Un ami devenu périphérique

En somme, Guillaume était devenu ce que les Anglo-Saxons, toujours prompts à conceptualiser le moindre aspect de la vie courante, désignent sous le terme de fringe friend : une personne que vous croisez régulièrement, par exemple à des fêtes d’amis communs ou à des événements de quartier, avec laquelle vous avez plaisir à discuter mais qu’il ne vous viendrait pas à l’esprit d’inviter à votre anniversaire. Et avec qui vous ne partageriez pas vos soucis existentiels. Il n’existe pas vraiment de terme parfait en français puisqu’ils sont un peu plus que de simples « connaissances », mais pas au point d’être des « amis proches ». La traduction littérale d’« ami marginal » est assez pertinente puisqu’il est en marge de votre cercle social. Ou « ami périphérique ».

Vous trouvez étrange que Guillaume ait cru leur amitié plus forte que ce qu’elle était ? Vous en auriez probablement fait autant. « Dans ses relations sociales, l’être humain fonctionne par la présomption de réciprocité : s’il apprécie une personne sur le plan affectif, il fait l’hypothèse que cette personne l’apprécie également », explique Lubomir Lamy, professeur de psychologie sociale à l’université Paris-Descartes et auteur de plusieurs livres sur l’amitié, que Le Point a contacté.

À LIRE AUSSI Retrouvailles amicales : « C’est comme si on ne s’était jamais quittées… » À ce sujet, des chercheurs du MIT et de l’université de Tel-Aviv ont conduit une enquête auprès de 84 étudiants, âgés de 23 à 38 ans, suivant un cursus universitaire en gestion appliquée. L’échantillon était composé à 40 % d’hommes et à 60 % de femmes. Chaque participant était invité à désigner dans un questionnaire les personnes qu’il considérait comme ses amis parmi les autres personnes du groupe. Il devait également, pour chaque personne du groupe, indiquer ceux dont il pensait qu’ils le désigneraient comme leur ami.

Le résultat est surprenant : dans 94 % (1 273 sur 1 353) des cas où un sujet a désigné un autre sujet comme un « ami », il s’attendait également à ce que l’autre sujet le désigne en retour comme un « ami ». Or les chercheurs constatent que près de la moitié (47 %) des amitiés sont en réalité non réciproques. Tenez-le-vous pour dit : vous êtes probablement le fringe friend d’un de vos « amis » ! Vous ne vous trompez sûrement pas avec vos « meilleurs amis », mais il y a fort à parier que, parmi ceux que vous considérez comme vos « bons amis », certains ne vous rangent pas dans la même catégorie.

Quand l’amitié fait mal

Découvrir qu’on est seulement un fringe friend pour un de nos amis n’est pas chose agréable. « C’est une blessure d’amour-propre, explique Lubomir Lamy. L’homme est ainsi fait qu’il se fonde sur le regard d’autrui pour se juger lui-même. Se sentir rejeté par l’autre nous fait penser que nos qualités sont moins nombreuses que nous le croyions auparavant. » Rien de dramatique non plus. « Passé le choc de la prise de conscience, j’ai accepté l’idée que notre relation était tout de même de l’ordre de l’amitié, certes plus ténue que je l’aurais cru, relativise Guillaume. Je ne l’ai pas rayé de mon cercle social pour autant. » Cela lui aurait d’ailleurs été difficile puisque François et lui comptent quelques amis proches en commun.

Certes, ces amitiés marginales ne peuvent pas nous apporter autant sur le plan émotionnel que nos amitiés les plus intenses. Néanmoins, compter des fringe friends est bénéfique au développement personnel de chacun. En effet, nos amis les plus proches ont tendance à nous ressembler : même catégorie socio-professionnelle, mêmes opinions politiques, mêmes croyances religieuses… Parce qu’ils ne vous ressemblent pas toujours autant que vos meilleurs amis, vos fringe friends peuvent vous ouvrir à d’autres cercles sociaux, à de nouvelles activités culturelles ou sportives, etc. Vos fringe friends peuvent aussi changer littéralement votre vie en vous parlant d’une opportunité d’emploi que vous saisirez par la suite ou en devenant votre époux(se).

La crise des amitiés marginales

Mais parle-t-on encore à ses amis marginaux ? De moins en moins, peut-être. En février 2024, la journaliste Juliana Kaplan, du média Business Insider, titrait que « l’Amérique fait face à une crise des fringe friends ». La reporter en pointait les raisons : les Américains parlent de moins en moins à leurs voisins car les cafés, les parcs, les bibliothèques ferment petit à petit. Ils ne fréquentent plus les réunions syndicales. Les messes remplissent moins les églises qu’autrefois. Autrement dit, les lieux physiques où il était de coutume de croiser ces amis périphériques sont de moins en moins fréquentés.

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Les mêmes mécanismes sont à l’œuvre dans notre pays. Seulement un Français actif sur dix adhère à un syndicat, contre 30 % au début des années 1950, estimait l’iFrap en 2019. La dévitalisation des centres-villes, en raison du commerce en ligne et des grandes surfaces situées en périphérie des villes, est aussi une réalité française. Quelque 7 % des Français disent se rendre à la messe au moins une fois par mois, contre 9 % en 2008.

À l’inverse, les espaces virtuels offrent la possibilité de multiplier les « amitiés marginales » – ces relations périphériques, plus légères mais précieuses, qui peuplent nos existences. Pourtant, ces liens numériques sont-ils vraiment équivalents aux lieux traditionnels ? Rien n’est moins sûr. En effet, si ces amitiés en ligne peuvent véhiculer une forme d’affection comparable, elles se privent du contact physique – ce langage silencieux infiniment plus riche que quelques posts, caractères tapés à la hâte ou émojis cliqués machinalement. Alors, autant que possible, cultivez vos amitiés périphériques dans le monde réel. Elles méritent mieux qu’un like.